jeudi 12 février 2009

Le puissant antisémitisme asiatique


Ian Buruma,enseignant au Bard College à New York, montre pourquoi les livres faisant état d’une conspiration juive recontrent tant de succès en Asie

Un best-seller chinois, intitulé La guerre de l’argent, raconte comment les juifs projettent de diriger le monde en manipulant le système financier international. Ce livre serait lu dans les plus hautes sphères gouvernementales. Si c’est le cas, cela n’est pas de bon augure pour le système financier international, qui attend de Chinois bien informés qu’ils l’aident à se relever de la crise actuelle.

Ce genre de théorie du complot n’est pas rare en Asie. Les lecteurs japonais ont montré au cours des ans un appétit insatiable pour des livres comme «Regarder les juifs c’est y voir clair dans le monde», «Les dix prochaines années: comment avoir un aperçu de l’intérieur du protocole juif», et «Je voudrais demander pardon aux Japonais – la confession d’un sage juif» (écrit par un auteur japonais naturellement, sous le pseudonyme de Mordecai Mose). Tous ces livres sont une variante du Protocole des sages de Sion, le faux écrit russe publié pour la première fois en 1903, que les Japonais découvrirent après avoir défait l’armée du tsar en 1905.
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Les Chinois ont pris beaucoup d’idées occidentales modernes aux Japonais. Peut-être est-ce aussi ainsi que se sont transmises les théories du complot juif. Mais les Asiatiques du Sud-Est ne sont pas non plus immunisés contre ce genre de sornettes. L’ancien premier ministre de Malaisie Mahathir Bin Mohammed a déclaré que «les juifs dirigent le monde par procuration. Ils poussent les autres à se battre et à mourir pour eux.» Et un article récent dans un éminent magazine d’affaires philippin expliquait comment les juifs avaient toujours contrôlé les pays dans lesquels ils vivaient, y compris les Etats-Unis aujourd’hui.

Dans le cas de Mahathir, c’est sans doute une sorte de solidarité musulmane retorse qui est à l’œuvre. Mais, contrairement à l’antisémitisme européen ou russe, la variété asiatique n’a aucune racine religieuse. Aucun Chinois ou Japonais n’a reproché aux juifs d’avoir tué un saint homme ou ne croit que le sang de ses enfants finit dans le pain azyme de la Pâque juive. En fait, peu de Chinois, de Japonais, de Malais ou de Philippins ont déjà vu un juif, à moins d’avoir voyagé à l’étranger.


Comment dans ce cas expliquer l’attrait considérable exercé par les théories du complot juif en Asie? La réponse doit être au moins partiellement politique. Les théories du complot s’épanouissent dans des sociétés relativement fermées, où l’accès à l’actualité est limité et la liberté d’investigation restreinte. Le Japon n’est plus une société fermée, et pourtant même les peuples vivant dans une démocratie jeune sont susceptibles de croire qu’ils sont victimes de forces invisibles. Précisément parce que les juifs sont relativement peu connus, et par conséquent mystérieux, et quelque part associés à l’Occident, ils deviennent un élément évident de la paranoïa anti-occidentale.

Ce type de paranoïa est très répandu en Asie, où presque tous les pays ont été à la merci des puissances occidentales pendant plusieurs centaines d’années. Le Japon n’a jamais été officiellement colonisé, mais lui aussi ressent la domination de l’Occident, au moins depuis les années 1850, quand des bateaux américains chargés de lourds canons l’ont forcé à ouvrir ses frontières selon les conditions imposées par l’Occident.
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L’association d’idées entre les Etats-Unis et les juifs remonte à la fin du XIXe siècle, quand les réactionnaires européens conspuaient l’Amérique qu’ils accusaient d’être une société sans racines, fondée uniquement sur l’appât du gain. Cette idée se mariait parfaitement au stéréotype du juif grippe-sou, «cosmopolite déraciné». D’où l’idée que les juifs dirigent l’Amérique.

L’une des grandes ironies de l’histoire coloniale est la manière dont les peuples colonisés ont adopté certains des mêmes préjugés qui servaient de justification à la domination des colonisateurs. L’antisémitisme est arrivé avec tout un assortiment de théories raciales européennes, qui ont persisté en Asie bien longtemps après être tombées en désuétude en Occident.

D’une certaine manière, les minorités chinoises d’Asie du Sud-Est ont partagé une partie de l’hostilité dont ont souffert les juifs en Occident. Exclus de nombreuses professions, eux aussi ont survécu grâce à l’esprit de clan et au commerce. Eux aussi ont été persécutés parce qu’ils n’étaient pas des «fils de la terre». Et eux aussi sont soupçonnés de posséder des pouvoirs surhumains lorsqu’il s’agit de gagner de l’argent. Par conséquent, quand les choses ne vont pas, c’est de la faute des Chinois, pas seulement parce que ce sont des capitalistes cupides mais aussi, encore une fois comme les juifs, parce qu’ils sont communistes, puisqu’à la fois le capitalisme et le communisme sont associés au déracinement et au cosmopolitisme.


Outre qu’ils sont craints, les Chinois sont aussi admirés pour leur intelligence supérieure. Le même mélange de peur et d’admiration est souvent évident dans une certaine vision des Etats-Unis, et, effectivement, des juifs. L’antisémitisme japonais est tout particulièrement intéressant.

Le Japon n’a pu battre la Russie en 1905 qu’après qu’un banquier juif de New York, Jacob Schiff, l’eut aidé en lui prêtant de l’argent. Le protocole des sages de Sion confirmait donc ce que les Japonais soupçonnaient déjà; les juifs tiraient réellement les ficelles de la finance mondiale. Mais, au lieu de décider de les attaquer, les Japonais, qui sont un peuple au sens pratique, décidèrent qu’ils seraient mieux avisés de cultiver l’amitié de ces juifs si puissants et intelligents.

Par conséquent, pendant la Seconde Guerre mondiale, tandis que les Allemands demandaient à leurs alliés japonais de rassembler les juifs et de les leur livrer, des dîners étaient organisés dans la Mandchourie occupée par les Japonais pour célébrer l’amitié sino-juive. Les réfugiés juifs de Shanghai, bien que dans une situation inconfortable, restèrent au moins en vie sous protection japonaise. Ce fut une bonne chose pour les juifs de Shanghai. Mais les idées mêmes qui les aidèrent à survivre continuent d’embrouiller les opinions de gens qui devraient vraiment faire preuve de plus de bon sens au­jour­d’hui.

http://www.letemps.ch/