mardi 10 février 2009

Interview d'Alain Morvan




Alain Morvan est agrégé, ancien élève de l'École Normale Supérieure. Il entame une carrière dans l'enseignement supérieur (spécialiste de la littérature anglaise des 17e et 18e siècles), d'abord comme assistant à la Sorbonne, puis comme professeur d'université; il est nommé d'abord à l'Université de Lille 3 puis à l'Université de Paris 3. Recteur d'académie de Lyon, il est connu pour son engagement dans la lutte contre le négationnisme, le racisme et l'antisémitisme.
Il s'oppose à la création d'un lycée de confession islamique par l'association Al-Kindi à Décines, avançant des arguments de sécurité et de laïcité. Après avoir subi des pressions de la part du gouvernement, il est démis pour cette opposition par ce même gouvernement Villepin, le 21 mars 2007.
Auteur, entre autres, du livre L'honneur et les honneurs : souvenirs d'un recteur kärchérisé, Grasset, 2008

Primo : Vos prises de position contre le négationnisme à l’Université et pour le respect de la laïcité dans l’enseignement ont fait de vous, depuis 2007, le « Recteur dynamite ».

Alain Morvan : Pour pointer la source directement responsable de ladite éviction, j’avais pour ma part ajouté « Recteur karchérisé ».

Un homme en colère ?

Alain Morvan : Oui et j’espère pour ma part que cette colère ne cessera jamais.

Vous avez en 2008 publié chez Grasset L’honneur et les honneurs et reçu le prix des Droits de l’Homme du Bnai Brith France. Monsieur le Recteur, quelle est votre situation administrative actuelle ?

Alain Morvan : Professeur d’Université, titulaire d’une chaire à l’Université de la Sorbonne nouvelle Paris III. J’ai été pendant quatorze ans en position de service détaché comme Recteur. J’ai retrouvé naturellement ma chaire, ça on ne pouvait me l’enlever, mais on l’aurait fait si on avait pu. Et ça m’a valu le plaisir de retrouver mes étudiants.

Même si c’est effectivement une grande privation de ne plus exercer le métier de recteur, qui m’a passionné pour toutes sortes de raisons qui sont des raisons honorables.

Quelles sont les limites de notre entretien ? Quid de votre obligation de réserve ? L’obligation de réserve attente-t-elle à la liberté d’expression ?

Alain Morvan : Cette clause-là ne me concerne pas, d’une part parce que je ne suis plus Recteur en exercice et d’autre part dans la mesure où la libre expression des professeurs d’Université a été reconnue par le Conseil Constitutionnel. Cela a valeur contraignante pour tous ceux qui voudraient s’en formaliser.

C’est d’autant plus vrai lorsque les universitaires s’expriment à propos de leur métier, c'est-à-dire de l’Université elle-même. Je pense que l’Université a pour mission profonde d’être gardienne de valeurs.

Par conséquent ce serait un drame si notre pays nous obligeait à nous taire alors qu’il meurt du conformisme, de la langue de bois, de cet esprit de courtisanerie, de flagornerie qui fait qu’on n’ose jamais dire ce que l’on pense surtout s’il s’agit de dire du mal du chef !

Je n’ai absolument pas l’intention de me laisser embarrasser par l’obligation de réserve ; la seule limite que je me fixe, c’est celle que fixe la loi, ne dire que des choses dont je puisse apporter la preuve. Je me sens une totale liberté de parole.

Il y a un devoir d’expression quand il s’agit d’affirmer la vérité, quand il s’agit de faire son devoir ; quand il s’agit de dire que blanc est blanc et que le noir est noir ; je ne vois pas d’obligation de réserve qui puisse s’y opposer. Il ne manquerait plus qu’on mette au pas des fonctionnaires qui risqueraient de dire la vérité, de faire des révélations embarrassantes.

Par exemple, on a fait pression sur moi pour que je mente, pour que je me parjure (je fais allusion à une expérience que j’ai connue) !

C’est une latitude qui est donnée aux fonctionnaires de dire ce qu’ils pensent, je dirais même que c’est un devoir moral qui ne peut pas se négocier. Il y a une phrase de Leclerc que je trouve admirable, c’est « On n’obéit pas aux ordres idiots ». Voilà, l’obligation de réserve quand on vous l’impose et qu’on veut vous empêcher de dire la vérité, c’est vraiment idiot et immoral. On n’obéit pas à ce genre d’injonction.

Les structures cléricales et religieuses semblent aujourd’hui intégrer communément le corps électoral. En face de la carte scolaire, verrons-nous bientôt la carte religieuse ? N’est ce pas dangereux ?

A.M. : Si. Mais tous les hommes et femmes de bonne volonté feront tout pour s’y opposer. Cela dit, je crains que ce ne soit la logique ultime de la dérive où certains se sont laissés entraîner. Surtout quand je vois les arguments qui sont mis en avant par ceux qui prônent l’installation d’établissements privés d’inspiration islamique. Ou islamiste : la limite est parfois un peu délicate à trouver.

Les arguments sont du genre « Après tout nous avons des écoles catholiques, nous avons des écoles juives, il y a même quelques établissements protestants ; alors pourquoi pas ? » Très bien, très bien. Sur le papier ! En termes de logique formelle, superficielle, c’est inattaquable. Mais c’est totalement contraire à l’esprit de notre République, de l’École.

L’École, c’est le creuset de la République, c’est fait pour rassembler, sûrement pas pour diviser. A partir du moment où ce qui est constitutif de l’entité scolaire c’est la différence, on n’est plus dans la République. Par exemple si l’on pense : je veux que ma fille aille dans un gynécée pour filles voilées, donc je la mettrai à tel établissement.

Faire d’une école une espèce de pré carré où chacun pourra perpétuer comme il l’entend ses préférences, dont un grand nombre sont sans doute estimables, mais dont certaines sont porteuses de préjugés, est dangereux et préjudiciable à la communauté nationale.

Qui dit préjugés dit discrimination ; qui dit discrimination dit intolérance, qui dit intolérance dit, à la fin du processus, éventuellement exclusion et persécution. On voit très bien dans quelle logique on veut nous emmener.

Nous mener vers l’éclatement de la communauté nationale ?

A.M. : Le communautarisme c’est cela, et à mon sens, il est totalement contraire à la tradition de notre pays, à l’esprit de notre République. Je suis très étonné quand je vois l’invasion grandissante du religieux dans la sphère publique, en toute « inconscience ». Un certain nombre de personnalités de très haut niveau – je fais allusion au Président de la République – ont prononcé des discours qui sont des discours impardonnables. Le discours de Ryad : « il faut adorer Dieu ! »

Le président de la République qui dit ça, vous vous rendez compte !

Quand on entend cet homme dire que les valeurs cléricales sont supérieures aux valeurs publiques et laïques et que « dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur […] parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance » (Nicolas Sarkozy, 20 décembre 2007, Saint-Jean de Latran), on a le sentiment que la République se renie elle-même.

On échange une transcendance contre une autre ?

A.M. : D’abord c’est une gifle à l’ensemble du corps enseignant de ce pays qui a fait la République – et qui l’a faite, il faut bien le dire, contre certains éléments cléricaux; et puis c’est une preuve d’inculture, d’étroitesse d’esprit, d’aveuglement. Faute de s’être un peu mieux renseigné et d’avoir réfléchi sur les discours que des collaborateurs bien imprudents (et sans doute non dépourvus d’arrière-pensées) lui ont mis sous le nez, cet homme nous fait rebondir 250 ou 300 ans en arrière !

Il est de bon ton depuis deux ou trois décennies, de vitupérer l’esprit des Lumières. Certes, il a ses limites et ne nous a pas évité un certain nombre de dérives.

Mais enfin, ce dont nous avons besoin, ce n’est pas de moins de lumières, mais de plus de lumières, de plus en plus de lumières. Ce pays s’est assez battu pour essayer d’autonomiser la morale – et ce n’est pas pour que maintenant les Français s’entendent dire cela de la bouche du plus autorisé d’entre eux, à savoir que toute morale doit, pour être vraiment efficace, être adossée à une transcendance religieuse.

C’est une énormité d’inculture et une énormité politique. C’est une grave faute contre l’esprit de la République, contre la mission de Président de ma République.

Les enseignants-chercheurs sont en ébullition. Pour eux, l’autonomie des universités c’est la mainmise des Présidents sur leur cursus de recherche et sur leur indépendance. Pour vous c’est le « risque de lâcher prise de l’Etat ».

A.M. : Je ne suis pas en grève. J’ai beaucoup de respect pour les gens qui sont en grève actuellement, mais on ne bascule pas comme ça dans une culture de grève quand on a été personnel d’autorité si longtemps. C’est très difficile mais j’ai la chance de pouvoir occasionnellement m’exprimer et faire valoir mon point de vue de manière plus constructive.

Je ne porte aucun jugement négatif, bien au contraire, sur ceux de mes collègues qui sont en grève. Je dirais que j’ai été l’un des premiers à m’opposer à la Loi Pécresse.

Cette fameuse autonomie des universités ?

A.M. : Dans mon livre cité tout à l’heure, j’ai consacré quelques passages à l’autonomie. L’autonomie comporte deux volets; d’une part effectivement l’Etat se défausse d’un certain nombre de tâches de gestion. Ce ne sont pas des tâches subalternes.

Par exemple aux termes du nouveau statut des enseignants-chercheurs que Madame Pécresse veut faire passer en force, il s’agit de dire qu’à très court terme, c’est la carrière, les promotions et donc les capacités de travailler des enseignants que les Présidents d’Universités pourront prendre en main à la place de l’Etat.

Je trouve que c’est très grave. L’Université française n’est pas faite pour cela. Je la connais depuis fort longtemps car j’y suis rentré comme assistant en 1971. Je suis passé professeur, puis à Lille III, je suis ensuite revenu ici quelques années avant d’être nommé Recteur. Je connais donc un peu l’Université telle qu’elle existe depuis quelques décennies.

J’ai la ferme conviction que le présidentialisme est une chance supplémentaire - je le dis en toute considération pour les Présidents - pour le clientélisme, l’esprit de chapelle, pour une certaine forme de favoritisme...

Quelle autonomie, alors ?

A.M. : En principe, l’autonomie implique une tutelle renforcée, un contrôle de légalité renforcé ; sinon elle n’a pas de sens. C’est le renard autonome dans un poulailler autonome !

L’autonomie est porteuse d’un grand danger d’invasion des puissances de l’argent. Il faut naturellement qu’il y ait un lien entre les entreprises et le service public d’éducation, mais il ne faut pas que ce lien soit un lien de servitude ou d’obéissance. Comme dit le proverbe anglais « celui qui paye le violoniste a le droit de choisir les airs de musique qu’il va interpréter ».

C’est ça qui est en jeu, et pour la recherche fondamentale qui ne fonctionne pas dans l’urgence, je crains qu’on ne laisse tomber des interrogations essentielles, au profit de démarches qui sont d’intérêt immédiat surtout pour telle ou telle entreprise qui finance. Des laboratoires par exemple.

Ce n’est pas ainsi qu’il faut envisager les choses. Le mercantilisme est lié au désengagement de l’Etat : la nature a horreur du vide. Si l’Etat se retire, les entreprises viendront ; elles sont déjà à la porte. Plus grave encore, j’en reviens au statut : je disais que la Constitution garantit la liberté de parole pour nos universitaires et c’est une chance pour notre pays.

Pensez-vous assister à une casse du service public ?

A.M. : Si on a, comme le voudrait Madame Pécresse, des universitaires aux ordres, je ne pense pas que la liberté de pensée, la richesse de notre spéculation – non seulement philosophique – y gagneront beaucoup. En faisant gérer localement la carrière des universitaires, on retirera cette dimension nationale qui fait qu’on peut toujours faire appel auprès de l’instance ministérielle d’une décision qui parait injuste, marquée par le sceau d’un localisme excessif.

En ce domaine comme en beaucoup d’autres, on cherche depuis assez longtemps, mais tout spécialement depuis un an et demi, à affaiblir, voire à casser le Service public, que l’on s’évertue à discréditer par toutes sortes de moyens qui ne sont pas toujours extraordinairement loyaux.
Madame la Ministre affirmait aux media ce jour que ce sera une gestion plus intelligente des ressources humaines et qu’une Charte de bonne conduite des Présidents d’Universités sera établie.

Je remercie Madame Pécresse de donner aux Universités des leçons d’intelligence. Elle doit avoir la bonne foi de reconnaître les arrière-pensées qui ont présidé à sa réforme. Le Ministère n’avait aucun intérêt à renoncer au droit de regard qui était jusqu’à présent le sien.

Je ne vois que trop quelle est l’inspiration de cette loi ; d’ailleurs, lorsqu’à l’été 2007 il y eut quelques accrochages avec a communauté universitaire ou l’opinion, Madame Pécresse la été priée vertement par le véritable Ministre de l’Enseignement supérieur de revoir sa copie.

Vous pensez qu'elle reculera ?

A.M. : Faites moi confiance : si le Président de la République décide qu’il faut revenir sur le décret, Madame Pécresse a beau dire et beau faire, elle sera obligée de reculer.

Je ne suis pas persuadé qu’elle en souffrira particulièrement, quand on voit l’alacrité avec laquelle certains membres du gouvernement reviennent sur ce qui semblait, d’après leurs tartarinades, gravé dans le marbre. Madame Pécresse fera comme les autres si on le lui demande.

Je pense que le Président de la République voit cette bronca qui monte : elle apparaît à l’opinion et au public depuis quelques semaines. Je vois la crispation sur deux choses : la « mastérisation » des concours - sujet un peu technique sur lequel il n’y a pas lieu de revenir aujourd’hui - et sur le chapitre du statut des enseignants-chercheurs.

Pensez-vous que cette grève soit appelée à durer ?

A.M. : Il y a un vent de fronde qui souffle depuis très longtemps et la cristallisation fait sentir ses effets maintenant. C’est le fruit d’un travail qui dure en vérité depuis le mois d’octobre. Cela n’a cessé de monter en puissance. Au gouvernement, on le sait, car ces gens passent leur temps à ausculter l’opinion. Le gouvernement serait sans doute bien imprudent de négliger cette mobilisation des universitaires qui, grévistes ou non, sont vent debout.

Même la droite universitaire s’y met: le syndicat autonome de l’Enseignement supérieur, qui n’est pas spécialement turlupiné par je ne sais quelle forme d’anarcho-syndicalisme, a appelé à la grève.

Ce n’est pas un feu de paille, qui jaillit du jour au lendemain et qui s’éteint.

C’est quand même un spectacle assez rare que de voir une majorité à ce point importante des professeurs, des maîtres de conférences, des autres corps aussi (corps administratifs, ingénieurs de recherche, etc.) refuser un traitement qu’ils jugent attentatoire à leur statut.

Ce ne sont pas des intérêts corporatifs. Il s’agit simplement de maintenir cette référence d’Etat à laquelle nous sommes pour la plupart très attachés. Plus on voit agir les responsables locaux, plus on aime l’État. Je suis moi aussi vent debout contre cette réforme.

Bref, l’Université française ne fait plus rêver.

A.M. : Oh que si ! Certes, elle est maltraitée par ceux-là même dont ce serait l’honneur de la protéger. Elle est maltraitée, mais j’espère qu’elle attire encore. C’est mon souhait le plus ardent. Comme l’Éducation Nationale dans son ensemble, l’Université est un endroit qui est justement celui de tous les rêves, parce que c’est celui de tous les possibles ; c’est là que l’on juge la permanence des valeurs. On juge les faits à l’aune des valeurs. L’université est, devrait être, la gardienne des valeurs.

Je voudrais dire à la ministre : « Voilà, vous avez élaboré un dispositif technique pour présenter une énième vision de l’Université, mais celle-ci me semble particulièrement dangereuse. Il y a beaucoup de choses dans votre réforme, mais il y a une notion que l’on ne rencontre jamais, c’est celle de mission, celle de valeurs. »

Le mot valeur, on ne le rencontre pas. Sans doute est-ce symptomatique.


Prochainement la deuxième partie de l'interview

Josiane Sberro © Primo