lundi 29 septembre 2008

LE KEFFIEH, UN FOULARD PAS SI ACCESSOIRE


LE TORCHON ANTISEMITE

Les temps sont révolus où le keffieh fleurissait exclusivement sur la tête de Yasser Arafat et sur celle de ses sympathisants : il orne désormais le cou de David Beckham et de Colin Farrell, on le trouve dans toutes les boutiques, sur les pages de tous les magazines de mode.

Les mannequins de Balenciaga l’ont même fait défiler orné de pendentifs scintillants !

Ce morceau d’étoffe de la taille d’une nappe, jusqu’ici apanage exclusif des sympathisants et militants « pro-palestiniens », suscite aujourd'hui la polémique.

L’histoire

A l’origine, le keffieh (la kûfîya ou hattah) est une coiffe traditionnelle portée par la plupart des bédouins et, dans certaines régions, par des paysans arabes. Un simple tissu qui protège du soleil, du froid, du vent du désert, du sable…

C'est alors la marque d'une population simple, rurale, alors même que, dans l’empire ottoman du début du XXe siècle, d'autres classes sociales se distinguent par le port du turban ou du fez ou, en ville, restent le plus souvent tête nue.

La carrière politique du keffieh débute le 24 août 1938. Ce jour-là, tous les Arabes de Palestine sont sommés, par voie d'affiches, de porter le keffieh, y compris dans les villes.

Pourquoi, et dans quel contexte ?

Durant les années 1930, l’immigration juive en Palestine connaît une forte hausse, notamment à la suite des persécutions antisémites en Allemagne et à la fermeture des frontières des pays européens devant les réfugiés du Reich.

Latent depuis quelques dizaines d’années, le conflit entre les communautés arabes de Palestine et les immigrants juifs — qui a déjà éclaté de manière sanglante en 1929 — s’amplifie à partir de 1936 dans le cadre d’un mouvement de rébellion armée dirigée contre la puissance mandataire britannique qui gouverne la Palestine.

Cette « révolte », loin d'être issue spontanément d’une utopie révolutionnaire, est clairement attisée par les élites arabes, par l’aristocratie et les leaders cléricaux, le cheik et le mufti, unis dans un élan nationaliste.

L’« insurrection », matée par les Britanniques en 1936, reprend lors de l'été 1937 avec une violence accrue : l'idée d'un Etat juif en « terre sainte » est inacceptable pour les musulmans nationalistes rassemblés autour du grand mufti de Jérusalem.

A partir de 1937, ces derniers s'organisent en bandes armées, commettent des attentats contre les institutions britanniques et se livrent à des « raids » contre les villages juifs. Le keffieh est désormais un signe de reconnaissance entre ces bandes.

C'est alors qu’en août 1938, les cadres de ce mouvement insurrectionnel imposent depuis leur quartier général à Damas, par voie d’affiches, le port du keffieh pour « manifester la solidarité totale de la population avec le djihâd ». Leur but est avant tout militaire : permettre aux combattants nationalistes de se fondre dans la foule après être passés à l’action.

Le choix du couvre-chef paysan n’est pas anodin : il fixe la définition de l'identité palestinienne en termes conservateurs, traditionalistes, et marque la différence avec le point de vue d'intellectuels arabes qui visent à une libération nationale plus émancipatrice.

Port du keffieh et port du voile…

En août 1938, une seconde mesure est imposée, par les mêmes, dans des conditions similaires : désormais les femmes arabes, musulmanes comme chrétiennes, sont sommées de porter le voile, y compris dans les villes où des Palestiniennes avaient commencé à apparaître la tête et le visage nus.

L’ordre est immédiatement respecté dans les villes : pour exemple, 20.000 « foulards palestiniens » sont vendus à Jérusalem dans la semaine qui suit l’affichage faisant obligation du port du keffieh, et trois fois plus dans les provinces.

La marée de keffiehs qui déferle sur les villes conquises par les nationalistes veut donner à voir un élan de solidarité nationale, un effacement des différences entre les classes, une unité du peuple… Mais les réfractaires, qui ont tenté de conserver leur couvre-chef traditionnel, sont violemment pris à partie : on parle alors, en anglais, de « fez-bashing », « tarbush-smashing ».

Les premières victimes du keffieh sont donc des Arabes palestiniens.

Ainsi le port du keffieh et du voile a-t-il été imposé, sous la contrainte, par un mouvement non seulement anti-juif et profondément réactionnaire, mais également tenté par un rapprochement avec les nazis.

La presse nationaliste arabe salue l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933, le grand mufti Hadj Amin el-Husseini appelle à suivre l’exemple du national-socialisme, avant de rejoindre Berlin, en 1941, et de se mettre jusqu’en 1944 au service du parti nazi dont le projet génocidaire devait s’étendre à la Palestine après en avoir fini avec les Juifs d’Europe.

Après la Seconde Guerre mondiale, le keffieh demeure le signe de reconnaissance du mouvement national palestinien.

Il apparaît en Europe à partir de 1967, introduit par les tenants d'une gauche pro-palestinienne et tiers-mondiste.

Mais aujourd’hui, en Allemagne notamment, le keffieh a de plus en plus d’adeptes néonazis, comme en témoigne le titre de ce tract rédigé par des opposants : « As-tu froid ou as-tu quelque chose contre les Juifs ? ».

Un titre provocateur, peut-être simplificateur, mais qui fait bien référence à l'origine de cette coiffe, devenue symbole national et imposée par la force.

Si la valeur esthétique du keffieh, dont l’aspect varie, suivant sa couleur, entre torchon de cuisine, tablier de boucher et serpillière multicolore, peut relever du goût de chacun, sa portée politique n’est pas aussi libre d’interprétation.

Symbole de la Résistance contre l'oppression pour les uns, torchon antisémite pour les autres, ce morceau d'étoffe n'a, en tout cas, rien d'anodin.

Toute personne qui arbore aujourd'hui cet accessoire désormais « à la mode » doit avoir conscience, non seulement, de son caractère d’emblème de la « cause palestinienne », mais aussi des conditions dans lesquelles il l’est devenu.

Gudrun Lender

Sources :

Krämer Gudrun, Geschichte Palästinas, Von der osmanischen Eroberung bis zur Gründung des Staates Israël, Munich, C. H. Beck, 2003.

Laurens Henry, La question de Palestine, tome 2, 1922-1947, Une mission sacrée de civilisation, Paris, Fayard, 2002.

Mallmann Klaus-Michael, Cüppers Martin, Halbmond und Hakenkreuz, Das Dritte Reich, die Araber und Palästina, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2007.

Schreiber Friedrich, Kampf um Palästina, Eine 3000jährige Geschichte der Gewalt, Munich, Langen Müller, 1992.

Swedenburg Ted, Memories of Revolt, The 1936-1939 Rebellion and the Palestinian National Past, Fayetteville, University of Arkansas Press, 2003.